Céline Du Chéné – Crédit Christophe Abramowitz / Radio France
Céline du Chéné est auteure de documentaires radiophoniques à France Culture et chroniqueuse pour Mauvais genres, émission où elle se consacre aux marges artistiques, à l’étrange et à l’érotisme.
En avril 2018, elle produit pour l’émission LSD sur France Culture une série de 4 documentaires sur la figure de la Sorcière. Cette série documentaire a donné lieu à un livre publié aux éditions France Culture /Michel Lafon en octobre 2019 : Les sorcières, une histoire de femmes.
A quel moment vous êtes-vous intéressée aux sorcières ? Pourquoi avoir réalisé cette série de documentaires ?
Je suis arrivée aux sorcières grâce à l’émission Mauvais genres où je travaille depuis 15 ans. J’y réalise des portraits d’artistes, de personnes en marge, ou en lien avec l’étrange. À partir de 2010, j’ai commencé à rencontrer des jeunes femmes qui se disaient « sorcières ». Elles m’ont intriguée car elles ne correspondaient pas à l’image de la sorcière que je me faisais jusqu’alors. Pour ces jeunes femmes, être sorcière était à la fois un acte féministe, politique et spirituel. J’ai alors eu envie d’y consacrer une série documentaire afin d’aborder cette figure de différents points de vue : historique, anthropologique, artistique et pour finir politique et féministe.
Avez-vous trouvé la réponse à vos interrogations : pourquoi se dit-on sorcière aujourd’hui ?
Pour de multiples raisons. On ne peut pas résumer cette revendication à un seul élément et c’est cela qui est passionnant. Il serait difficile de dire que les sorcières actuelles sont les descendantes directes des sorcières des 16e et 17e siècles. Les femmes qui ont été brûlées à l’époque n’étaient ni militantes ni féministes. En revanche, revendiquer cette filiation est importante d’un point de vue symbolique. A l’époque de la grande chasse, personne ne se disait sorcière. C’étaient les autres qui vous désignaient ainsi et vous accusaient. Ce mot, autrefois synonyme de condamnation à mort, est devenu, aujourd’hui, positif. On peut comprendre cette évolution dans le cadre de la pensée queer, que l’on retrouve aussi dans les mouvements LGBTQI+ : une insulte (comme pédé, gay, queer etc.), peut devenir une fierté selon le principe du retournement du stigmate. Le mot « sorcière » est donc sorti de sa connotation péjorative pour devenir un symbole positif.

Sorcières au bûcher pendant l’inquisition. Crédit Adobe Stock/Matrioshka
Dans votre livre, Les sorcières, une histoire de femmes, il y a marqué « autrefois traquée et brûlée, elle est aujourd’hui une femme de savoir et indépendante et puissante. ». Les femmes qui se revendiquent comme sorcières aujourd’hui sont-elles vraiment reconnues comme des femmes savantes ?
Tout dépend de qui on parle : des militantes ou des guérisseuses. Ce sont deux figures derrière le même mot. En fonction de l’époque, mais également de la personne en face de qui l’on se trouve, la sorcière n’évoque pas la même chose. C’est ce qui a rendu ma recherche fascinante : différents profils se cachent derrière le même terme. Celles que l’on appelle les guérisseuses, rebouteuses, chamans, sont des personnes qui naviguent autour du soin, même s’il est rare que ces femmes-là se disent sorcières. Elles n’ont souvent rien à voir avec les witch blocs qui rassemblent des sorcières vêtues et coiffées de noir, le visage masqué d’un voile et qui ont pu, par exemple, défiler en septembre 2017 contre la loi Travail en scandant des slogans politiques : « Macron au chaudron », « Macron au bûcher ! » Ces sorcières-là s’inscrivent davantage dans la lignée de Starhawk, sorcière américaine, écrivaine, éco-féministe, activiste anti-nucléaire et altermondialiste, qui pratique la wicca, mouvement spirituel néopaïen né dans les années 50 en Grande-Bretagne, et considéré aux Etats-Unis comme une religion. Ses livres publiés en 2015 par les éditions Cambourakis ont rendu accessibles ses combats et ses idées en France, tout comme le travail de la sorcière Camille Ducellier, plasticienne, réalisatrice et auteure de « Guide pratique du féminisme divinatoire » (2010). Pour Starhawk et Camille Ducellier, la sorcière est la grande figure de l’«empowerment », terme qu’on pourrait traduire par « la puissance intérieure » qui s’oppose à la « puissance du dehors », incarnée par le patriarcat, le capitalisme ou les forces de l’ordre.
Par ailleurs, l’image de femme de savoir, indépendante et puissante que vous évoquez dans votre question, nous vient de Jules Michelet qui a publié en 1862 La sorcière où pour la première fois, une sorcière était présentée de façon positive : romantique, rebelle, puissante et proche de la nature. Les sorcières d’aujourd’hui sont en quelque sorte ses descendantes.

Histoires de sorcières, Céline Du Chéné, Editions Michel Lafon
A votre avis, actuellement, de quoi ce phénomène est-il le témoin sociétal ?
Au-delà de la pensée queer, les sorcières s’inscrivent dans un retour vers des traditions païennes et une nouvelle forme de spiritualité. Elles se tiennent à distance des religions monothéistes où les femmes n’ont pas la place qu’elles méritent et fuient leur dogmatisme. Aujourd’hui, on se fabrique une spiritualité « à la carte » en puisant dans divers héritages, antique, mythologique, celtique ou autres. On souhaite être en accord avec la nature, avec sa propre philosophie de vie et sans oublier d’utiliser des rituelles magiques.
Par ailleurs, l’écologie fait aussi partie du terreau de la sorcière d’aujourd’hui. C’est en cela qu’on a souvent pu associer la figure de la sorcière à l’écoféminisme, un mouvement né dans les années 1970 mais très prégnant aujourd’hui, qui met en parallèle l’oppression des femmes par le patriarcat et celui de la nature par le capitalisme.
Plus concrètement, qu’est-ce que les sorcières apportent à la société ?
La sorcière telle qu’elle existe aujourd’hui, rassemble. Comme l’explique Camille Ducellier, elle est un trait d’union entre une nouvelle spiritualité et un militantisme politique et féministe. Par ailleurs, elle offre une vraie place à la nature qui n’est plus opposée à la culture. Elle permet de se connecter à sa puissance intérieure. La sorcière porte la voie d’une autre forme de puissance, cachée, qui peut faire face à celle des autorités.
Quel avenir pour les sorcières ?
Est-ce que ces jeunes femmes se considèreront toujours sorcières dans trente ans ?
Difficile à dire car il y a indéniablement un phénomène de mode en ce moment. Mais peu importe, se revendiquer sorcière aujourd’hui est une manière de se construire, c’est un cheminement. Même si le terme peut être appelé à disparaître ou à être moins populaire, je pense que les idées portées par la figure de la Sorcière, elles, perdureront, car elles s’inscrivent dans un mouvement plus général de reconnexion au monde végétal, animal et minéral et de quête d’une nouvelle forme de spiritualité.

Pour aller plus loin :
- Les sorcières, une histoire de femmes de Céline du Chéné (2019, éd. France Culture/Michel Lafon)
Rêver l’obscur – Femmes, magie et politique de Starhawk (2015, éd. Cambourakis) - Le guide pratique du féminisme divinatoire – Camille Ducellier (2010, réédité en 2018 par les éd. Cambourakis)
- Sorcières, puissantes, subversives, marginalisées, fanzine numéro 2 de ClitKong Zine, réalisée par l’artiste sorcière Lia Vé, 2017
- Sorcières, pourchassées, assumées, puissantes queer, édité par Anna Colin (2012, édition b42, maison populaire de Montreuil)
- Etre écoféministe, théories et pratiques de Jeanne Burgart-Goutal (2020, éd. L’Echappée)
